La merveilleuse histoire du grand cerf de Freyr.
Pourquoi, ce matin, le vieux cerf, se sent-il plein d'assurance ? Là-bas déjà sonne le cor et le bruit se rapproche... N'entend-il pas ? Si, mais puisque les chiens l'épargnent, il veut voir cet homme qui depuis si longtemps trouble sa quiétude.
Tout à coup la cavalcade débouche entre les arbres. Un arrêt brusque, une stupeur... Avec un cri de triomphe, Hubert désigne aux chiens, désigne à tous la bête merveilleuse. Et dans un seul rugissement fait de cinquante voix, les chiens se précipitent...
Il fuit le grand dix-cors que jamais meute n'a chassé, il fuit tel le vent : les taillis se brisent comme verre au choc de sa course.
Derrière lui, loin derrière lui, les chiens s'égosillent, le cor s'époumonne, les chevaux s'emballent excités par des clameurs de victoire. De victoire ? Pas encore... Ah ! La puissance qui jusqu'à ce jour l'a protégé lui manque, eh bien, il va leur montrer à ces chiens, à ces hommes, ce dont est capable le plus vieux cerf de Freyr ! Le voilà qui traverse des fanges, gravit des collines, croise ses voies, s'arrête...Très loin, là-bas, le cor, ce maudit cor ! La bête repart. Voici l'étang des castors, témoin de tant de belles soirées : il s'y précipite, le franchit, bondit dans une course toujours aussi rapide.
Derrière lui, Hubert sonne et suit sa trace. Les heures s'envolent. Déjà le vent fraîchit...
Le cerf commence à sentir la fatigue, car toujours s'acharne la poursuite. Et c'est le soir d'octobre, un beau soir calme et grave. Une route : celle d'Amberloup. Le cerf la traverse, mais ses forces l'abandonnent : c'est à peine s'il peut atteindre, au bord d'une clairière dominant le paysage, un épais fourré. Il y entre...Le son du cor se rapproche, et se rapprochent aussi les cris féroce des chiens. Va-t-il donc ici, misérablement, le roi de Freyr, le beau cerf qui pour les fauves était sacré ? Non...
Cependant voici le chasseur, tout seul, et son cheval frangé d'écume, voici la meute aux yeux sanglants. Hubert l'excite encore...Mais envahi soudain d'une force nouvelle, toute son ancienne assurance revenue, le cerf se dresse au centre du buisson. Que fait-il ?... Il marche d'un pas résolu vers le chasseur, vers les chiens, vers la mort... A son aspect s'étrangle la voix des dogues : ils s'aplatissent et rampent. Le cheval bronche, renâcle. L'intrépide veneur se jette à genoux, le front contre terre. Et le grand cerf regarde sans rien comprendre, mais il lui semble qu'autour de sa tête l'ombre naissante s'illumine.
La clairière est déserte... une hulotte la traverse à coups d'ailes lents.
Sur la route un cavalier chemine, au pas, suivi de chiens exténués.
Dans le fourré, gardant au fond des yeux une vision d'apothéose, meurt le plus beau cerf qu'auront jamais connu les grands bois de Freyr.
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J'aime croire qu'au plus profond de la forêt demeurent ensevelis, sous l'humus et les feuilles, les bois énormes du cerf prédestiné. Baignés un jour de l'éternelle clarté, ils ne peuvent pourrir. Et peut-être que, dans le silence frissonnant des nuits d'octobre glisse, au-dessus de leur cachette, une mystérieuse lueur...
Nassogne, janvier 1929.
ADRIEN de PREMOREL
in « Cinq Histoires de Bêtes pour mes Cinq Fils. »
Collection Durendal - 1935.